Marie Morelle : De Yaoundé à l’Île de France, penser l’articulation entre espace et pouvoir

Marie Morelle est Maître de Conférences HDR en Géographie à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et chercheuse au Laboratoire Prodig. Ses recherches portent sur les processus d’enfermement (appropriation de l’espace carcéral, continuum ville-prison, la prison et la fabrique de l’Etat), la dimension informelle des modes de gouvernement urbain (clientélisme, criminalité), le rôle des conflits et médiations dans la structuration des rapports de pouvoirs, ainsi que sur la question de la marginalité et de son traitement en ville.

Comment avez-vous découvert la géographie ?

 

Je pense avoir découvert la géographie à plusieurs reprises : d’abord à travers l’école, les atlas, les cartes, de manière assez ludique et peut-être parce que j’avais une grande famille qui a beaucoup voyagé. Plus tard, au gré de discussions avec des étudiants, j’ai découvert une autre manière d’aborder la géographie, ce qui m’a conduite à me réorienter et à m’inscrire à l’université … en géographie ! Je dirai que j’ai continué mon exploration de la discipline pendant et plus encore après ma thèse de doctorat, quand j’ai découvert tout un pan de la géographie anglo-saxonne. En somme, du fait des diverses manières de l’enseigner mais aussi des différents courants (ou approches) qui la traversent et la produisent, je n’ai pas cessé de découvrir et de redécouvrir la géographie. Sans doute n’est ce pas terminé.

 

Quels sont vos domaines et terrains de recherche ? Pourquoi vous être tourné(e) vers eux ?

 

En quelques mots, je dirai que je viens de la géographie du développement du fait d’un ancrage de mes recherches en Afrique, en particulier au Cameroun (et à titre secondaire à Madagascar). Toutefois, au fil du temps, la découverte des postcolonial studies et plus largement de la « pensée critique » d’une part, de la géographie sociale d’autre part, m’a beaucoup apporté. J’ai aussi un intérêt fort pour les études urbaines.

Dans le détail, j’ai d’abord discuté de la problématique de la marginalité avec une recherche doctorale sur les enfants de la rue à Yaoundé et à Antananarivo avant de discuter de manière plus approfondie des rapports de pouvoir et de domination en ville.

Les itinéraires des enfants rencontrés dans la rue croisaient régulièrement les cellules des commissariats et des brigades, parfois aussi celles de la prison. C’est pourquoi, par la suite, j’ai orienté mes recherches sur les questions de sécurité publique et sur le système pénal, en ville, en me recentrant sur la seule capitale camerounaise. Par attachement à la ville de Yaoundé, en lien aussi avec mes collègues du Cameroun, en particulier de la Fondation Paul Ango Ela.

Entre 2009 et 2014, j’ai donc participé au programme de recherche « TerrFerme » sur  « Les dispositifs de l’enfermement ». C’est dans ce cadre que j’ai mené une série d’enquêtes dans la prison centrale de la capitale camerounaise. Au-delà d’une géographie du pouvoir intra-muros, j’ai abordé la question pénitentiaire avec la volonté de comprendre l’expérience carcérale des détenus en lien avec leur expérience urbaine. Si j’ai souhaité inscrire ma recherche sur la prison dans le cadre de la géographie sociale, j’ai aussi voulu faire de la prison une entrée pour saisir des processus sociaux dans le champ des études urbaines.

La question du pouvoir et du rapport à l’Etat, étudiée depuis la ville, est devenue centrale dans mes recherches, au Cameroun toujours mais aussi, plus récemment, en France. C’est dans le cadre du programme de recherche « Inverses » que j’ai développé cette orientation. J’ai mené des enquêtes sur le parcours urbain des détenus, mais aussi des sortants de prison. Je me suis plus particulièrement intéressée aux revendeurs de cannabis dans les quartiers populaires de Yaoundé et à leurs relations aux acteurs judiciaires, à la police et à la gendarmerie. Je voulais comprendre, en situation, le rapport pratique à l’Etat à l’observation des interactions entre acteurs sociaux (les habitants) et acteurs institutionnels, discuter aussi des contours du politique, hors des seules arènes officielles.

Aujourd’hui, je continue de travailler sur la question du carcéral en Afrique avec l’objectif de décentrer les études carcérales souvent théorisées depuis des ethnographies de prisons « du Nord ». C’est à ce titre que je coordonne un programme de recherche avec Frédéric Le Marcis, « Economie de la Peine et de la Prison en Afrique » (Ecoppaf).

J’ai aussi commencé de nouvelles recherches en France (Île de France) dans la lignée des travaux du collectif Inverses afin de saisir la dimension informelle du gouvernement urbain : j’étudie en particulier la place des médiations, de la tolérance, de la répression dans les pratiques policières, leur articulation avec des dispositifs institutionnels, et leurs effets en termes de production de l’espace urbain.

 

Pour vous, comment « fait-on » de la géographie ?

 

Je peux plus facilement dire comment je pense « faire de la géographie », sans visée normative quant au « comment fait-on ». Mes recherches se caractérisent par un ancrage empirique fort. J’attache une grande importance à la démarche ethnographique en dépit des difficultés pour inscrire mes observations, mes entretiens, mes discussions informelles dans la durée.  Certains de mes lieux d’enquête sont géographiquement éloignés, ce qui pose inévitablement la question des financements et du nombre de jours que l’on peut passer sur place. Ce qui ne veut pas dire que je limite le champ de la discipline à la seule pratique du terrain.

Je pense aussi que la diversité des « courants » qui font la géographie permet de se nourrir de lectures diverses, depuis l’approche par aire culturelle et celles relevant des approches sociale, culturelle, politique de la géographie. L’influence postmoderne a permis d’ouvrir la pensée géographique à une pluralité de sources et de supports, à inviter à déconstruire davantage les discours y compris disciplinaires et certains de leurs impensés, à repenser la place du sujet et à approfondir la lecture des rapports de domination. Cette dimension critique appelle à se saisir de certains objets et sujets, à réfléchir aussi à la manière dont on mène sa recherche, y compris sur le plan éthique, à penser également à ses finalités, aux relations que nous entretenons au terrain et aux personnes rencontrées. Je n’ai pas résolu les questions que je me pose sans cesse au fil de mes travaux quant au sens et à la portée de mes recherches individuelles et collectives, à la façon de les conduire, de dévoiler sans blesser ni exposer, de définir la place de ceux qui ont accepté de me parler et de rendre accessible des lieux et des savoirs, de restituer mes recherches, auprès de qui, comment et avec quels objectifs. Or ces questions permettent de cerner la (les ?) manière(s) de faire de la géographie.

Je crois aussi, en tant qu’enseignante-chercheure, que je fais de la géographie tout simplement en enseignant, ce qui est d’ailleurs mon activité principale. C’est un enjeu fort de réfléchir à la manière de construire des maquettes, dans la durée, autour d’objets de recherche variés, de faire dialoguer les approches théoriques, les méthodes et les outils maniés par différents collègues, de rendre lisible des débats théoriques à des étudiants en quête d’un diplôme et d’un travail et souvent inquiets de leur avenir professionnel. Que voulons nous transmettre de (et avec) la géographie, avec quels supports pédagogiques ? En conséquence, quelle géographie faisons nous jour après jour auprès de, avec et pour nos étudiants ? La réponse n’est sans doute pas individuelle, en lien avec les contextes institutionnels.

 

Quels textes, auteurs, ont influencé vos travaux et comment ?

 

Je serai bien embêtée en répondant Michel Foucault qui n’a rien d’un géographe mais pourtant, sans prétendre avoir fait le tour de son œuvre à ce jour, je dois dire que j’ai trouvé dans sa lecture une véritable boite à outils qui me paraît pertinente pour un géographe. Ce n’est pas tant ses travaux sur la prison dans Surveiller et Punir qui ont retenu de manière exclusive mon attention, que la façon dont il utilise sa généalogie de la prison pour parler de la société et du pouvoir. Pour lui, la prison est un des sites à partir duquel observer comment existe et s’exerce le pouvoir en une société donnée, comment des individus se conforment à une norme, comment ils y résistent, comment ils deviennent et sont des sujets. Michel Foucault appréhende le pouvoir dans sa circulation, dans les relations qui se jouent entre individus. En outre, notamment à l’occasion d’un entretien pour la revue Hérodote avec Yves Lacoste mais dans d’autres de ses écrits, tend à apparaître une dimension spatiale à sa lecture du pouvoir. Il parle de la manière dont une société exclue, quadrille, qualifie et catégorise, par le contrôle de l’espace et son aménagement. Il appelle à porter autant d’attention à la géopolitique qu’aux plus petits sites de pouvoir tels que la salle de classe. Je trouve son approche très féconde. Bien entendu, je ne suis pas la première et je ne peux que citer les travaux de Claude Raffestin pour en rester à la seule sphère francophone.

Je pense aussi à l’ouvrage Géographies anglo-saxonnes : tendances contemporaines qui a été une passerelle vers d’autres manières de faire de la géographie pour ma génération et d’autres, avec les textes de géographes anglo-saxons rassemblés et traduits par Jean François Staszak, Béatrice Collignon, Christine Chivallon, Bernard Debarbieux, Isabelle Géneau de Lamarlière et Claire Hancock. Cela a été une ouverture vers divers courants critiques. Plus récemment, avec le collectif Inverses, nous avons progressivement retracé, au gré de nos lectures, les filiations entre courants critiques contemporains, en particulier dans le champ des études urbaines (autour d’Ananya Roy, de Partha Chatterjee, etc.) et courants de pensée antérieurs telles les Cultural Studies ou les Subaltern Studies. Les apports de ces derniers pour penser le pouvoir et la domination depuis la classe, le genre, l’identité sont une source d’inspiration forte.

Par ailleurs, et plus en amont, je pense qu’à l’époque de ma thèse nous avons été nombreux (pour ne pas dire nombreuses) à être marqué(e)s par l’approche croisant culture et société de Philippe Gervais-Lambony à l’occasion de son travail sur la citadinité d’abord à Lomé et à Harare puis dans un ouvrage collectif Vies citadines qu’il a coordonné avec Elisabeth Dorier-Apprill. Dans la géographie africaniste, cela a été fondateur à mes yeux, pour que des doctorants et doctorantes s’autorisent à parler en termes d’appropriation de l’espace, des écarts entre espace conçu et espace vécu, de pratiques et de représentations. Il a permis de renouveler les recherches urbaines en ville en Afrique en géographie, sans renier les apports d’une génération ayant discuté du droit à la ville et de la marginalité urbaine dans une inspiration lefebvrienne (Marc Vernière, Emile Le Bris) et en ouvrant une porte vers une réflexion sur les rapports de domination portée aujourd’hui, notamment, par la revue Justice Spatiale-Spatial Justice.

Evidemment je pourrai continuer la liste longuement jusqu’à citer la plupart de mes collègues et en naviguant parfois hors du cadre de la géographie mais alors ma réponse ne connaîtrait pas de fin. Je voudrai juste terminer en mentionnant les recherches de Renée Rochefort et l’importance de sa pensée dans la structuration de la géographie sociale mais aussi la force de son parcours qu’elle relate à l’occasion d’un entretien avec Yann Calbérac dans la revue Géocarrefour [1].

 

La géographie n’est guère aimée du grand public. Que suggérez-vous pour changer cette situation ?

 

Je ne sais pas si elle est mal aimée. Je ne suis pas certaine qu’il y ait un désintérêt pour la compréhension du monde par la géographie, en particulier par le biais des cartes, des atlas tels que certaines émissions, certaines collections éditoriales ou encore des journaux se font les relais. Peut-être, par contre, que ces supports sont réducteurs, en plus d’éluder une réflexion sur la manière même dont est produit ce type de discours.

Selon Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron, dans les années soixante-dix, la discipline n’était pas mal aimée, mais surtout « dominée » dans le classement des sciences humaines, mais tout classement est une production sociale et politique, émanant ici d’une élite.

 

Quels efforts accomplissez-vous personnellement dans cette direction ?

 

Ma première réponse serait de continuer à enseigner, en se faisant l’écho des différentes recherches passées et en cours, d’en montrer l’intérêt, de revenir sur les démarches, d’accompagner les étudiants dans leur apprentissage et ce, dans diverses directions : savoir se repérer dans l’information continue qu’ils ont à disposition, comme savoir se repérer à l’appui de divers cadres théoriques. Je n’ai pas de réponse absolue quant à la manière de rendre « attractive », ou plutôt « moins dominée », notre discipline, sauf à dire que l’on ne doit pas renoncer à l’exercice d’enseigner, en dépit de ce qu’est l’université, de son fonctionnement parfois ubuesque et des réformes qu’elle a subies et « encaissées » ces dernières années. De la même manière qu’on ne peut pas renoncer à mener des recherches, à écrire, à travailler avec des éditeurs pour rendre accessible nos savoirs ou parfois plus humblement la transmission des savoirs de ceux qui ont accepté de nous parler. Après comment faire pour que nous soyons lus, entendus… vaste question dont la réponse ne se joue pas forcément à l’échelle du champ disciplinaire. J’aurai tendance à encourager le décloisonnement par le biais des universités populaires telles qu’elles existent déjà… mais je ne suis pas la plus compétente pour m’exprimer à leur sujet.

[1] Yann Calbérac, « « Ce qui m’intéresse dans ma démarche, c’est moins le cadre que les gens » », Géocarrefour, Vol. 87/3-4 | 2012, 283-291.

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