Samuel Delépine : « La migration rom permet à l’Etat de démontrer son autorité et sa fermeté »

Margaux Rolland

 

Le terme « rom » est devenu omniprésent aujourd’hui. Désigne-t-il une population culturellement homogène, reconnue comme telle même dans les régions d’origine ou n’est-il, au contraire, qu’un raccourci lexical masquant la complexité géographique et sociale de populations différentes ?

 

Le terme « rom » aujourd’hui est non seulement omniprésent mais il est surtout utilisé à tort et à travers, provoquant des amalgames et des confusions. Il se substitue aujourd’hui au mot « tsigane » qui était, jusqu’aux années 1990-2000, le terme générique qui englobait l’ensemble des populations connues sous les noms de Gitans, Manouches, Bohémiens, Romanichels, Gypsies, Sinti, Gens du Voyage, nomades, kalé, etc. Il s’est imposé  au niveau européen, il est devenu « le » mot employé dans tous les programmes financés à l’égard de cette population. Dans tous les médias également. En France c’est avec l’arrivée de migrants d’Europe de l’Est, roms effectivement, peu nombreux mais très médiatisés à partir des années 2000, que le mot s’est imposé en provoquant de nombreuses confusions avec les Gens du Voyage.

Certains responsables associatifs et hommes politiques ont des intérêts à affirmer que le terme rom représente un groupe culturel homogène et surtout d’origine commune. On peut bien sûr chercher les origines indiennes, balkaniques de chacun et trouver des passerelles, linguistiques notamment, mais ce que j’appelle « l’obsession des origines » ne résout en rien les problèmes socioéconomiques d’une grande part de ces familles appelées « Roms » et qui sont très éloignées de ces considérations globales.

En termes d’identité, le sociologue Jean-Pierre Liégeois définit cinq cercles. La famille et les ancrages historico-géographiques sont les plus importants, tandis que le groupe ethnique (Rom, gitans) ne vient qu’en quatrième position. Et, effectivement, quoi de commun entre un gitan du centre-ville de Valence, un irish traveller qui n’a pas le moindre ancêtre dans les Balkans, un manouche du Val de Loire et un Rom du Kosovo ? La globalisation et la simplification d’une réelle diversité géographique et sociale sert avant tout des intérêts politiques.

 

Les Roms d’aujourd’hui sont-ils les Gitans et les Tsiganes d’hier ?

 

Dans l’esprit de ce que je viens de dire oui. Mais il y a une nuance importante tout de même. Les Gitans et les Tsiganes d’hier comme vous dîtes renvoyaient à toute une mythologie fantasmée voire romantique du Tsigane. Et sur le plan scientifique le mot « tsigane » a également servi toutes les études dites de « tsiganologie ». Aujourd’hui, la dimension politique du mot « rom » s’est imposée, notamment à travers la mise en évidence d’une « question rom », question qui serait européenne, globale, homogène et à laquelle il faudrait trouver des solutions.

 

Quand et pour quelles raisons ces hommes et ces femmes ont-ils migré en France ?

 

Les flux migratoires de ceux qu’on appelle les « Roms migrants » – ce qui renvoie par ailleurs au mythe du nomadisme alors que ces familles n’ont rien de nomade – ont pour origine la chute des pouvoirs communistes en Europe centrale et orientale. D’autres familles avaient migré auparavant depuis l’ex-Yougoslavie, mais c’est à partir des années 1990 et surtout des années 2000 que ce flux a pris une importance numérique et qu’il est devenu un sujet médiatique.

Il faut d’abord préciser que ces migrations, du point de vue numérique, ne sont pas importantes, notamment en ce qui concerne la France. Selon les estimations des associations, le nombre de ces Roms migrants installés en France oscillerait entre 1500 et 2000 personnes depuis une quinzaine d’années. Il s’agit donc d’un flux migratoire mineur.

Il est aussi important de rappeler que ces migrations, notamment depuis la Roumanie et la Bulgarie, n’ont rien de spécifiquement « rom ».  De très nombreux Roumains ont quitté leur pays dans les années 2000 (on assiste d’ailleurs aujourd’hui à des phénomènes de retours). A partir de 2007 et l’entrée de la Roumanie dans l’UE, les flux migratoires en provenance de Roumanie ne comptent que 10% de Roms, soit le pourcentage qu’ils représentent déjà dans le pays de départ. Nous n’assistons donc pas à des phénomènes migratoires où seuls les Roms quitteraient voire fuiraient leur pays : il ne s’agit aucunement d’une migration spécifique.

Nous sommes finalement dans le cas de migrants économiques assez « classiques », dans le sens où ils viennent en Europe occidentale, et une petite partie seulement d’entre eux en France, pour accéder à de meilleures conditions de vie. Les soins, la scolarisation, certaines activités illicites (très médiatisées), la recherche d’emploi, le désir d’une installation définitive ou au contraire d’effectuer des mobilités pendulaires illustrent toute une gamme de profils et de parcours de migrants qui se différencient les uns des autres, bien qu’on se plaise à tous les considérer comme identiques.

Malgré son hétérogénéité interne, la migration rom a tout de même quelques spécificités propres. Elle concerne tout d’abord des personnes pas ou très peu qualifiées et dans une situation d’impasse dans leur pays. On ne peut nier des phénomènes importants de discriminations dans les raisons des départs même si, de mon point de vue, l’argument de la « fuite » est largement instrumentalisé. Autre spécificité, cette migration est majoritairement familiale, parfois communautaire. Enfin, on peut remarquer une logique de regroupement spatial visible dans le même type de lieu, les marges urbaines. Si ces éléments favorisent nettement l’image d’une communauté globale, je le répète, l’analyse plus individuelle des projets migratoires, au sein de ces regroupements, montre des différences importantes.

 

Le démantèlement d’un campement illégal la semaine dernière dans le XVIIIème arrondissement de Paris a remis sur le devant de la scène médiatique les difficultés des pouvoirs publics à gérer la présence de populations roms dans l’espace urbain.  Selon vous, pourquoi privilégie-t-on des solutions à court terme (le démantèlement des campements) au détriment de politiques pérennes ?

 

Politiquement, il n’est pas très porteur de s’occuper des Roms, tout au moins dans le sens de leur intégration. Les politiques qui se sont succédé, de droite comme de gauche, insistent sur le caractère ingérable et inassimilable de ces populations. C’est un discours récurrent et déjà entendu auparavant pour d’autres populations comme les Italiens ou les Portugais que plus personne aujourd’hui ne jugeraient ainsi. La DIHAL [1]a pourtant pour mission, non contraignante certes, de demander aux préfets d’établir des diagnostics sociaux et de proposer des solutions, mais la politique nationale est clairement celle du rejet.

La migration rom, malgré sa faiblesse numérique, permet à l’Etat – assez facilement je dirai – de démontrer de temps en temps son autorité et sa fermeté, notamment par des opérations spectaculaires, quoique souvent inutiles. En effet, le démantèlement de ces campements qu’il ne faut pas hésiter à appeler bidonvilles – le non-emploi d’un tel mot par les autorités n’est d’ailleurs pas anodin – provoque la dispersion des migrants et la reconstitution ailleurs de bidonvilles du même type qui reposent les mêmes questions, notamment sur la scolarisation des enfants.

Au-delà de l’affichage d’une politique sécuritaire ferme, certainement attendue par de nombreux citoyens, ces démantèlements ne règlent finalement rien. On ne parle que de « Roms » mais on oublie trop souvent qu’il s’agit de personnes en situation de migration et qu’un migrant ne se déplace ni par hasard, ni par goût du nomadisme. Au contraire, celui-ci a un projet migratoire dans lequel l’échec n’est pas permis. Démanteler des campements en pensant décourager ces migrants n’est qu’une chimère. La solution passe plutôt par des mesures d’intégration qui reposent sur la bonne volonté politique locale : nombre d’exemples locaux démontrent que de telles politiques sont possibles.

 

Vous insistez sur la nécessité de ne pas élaborer des programmes d’aide spécifiquement destinés aux Roms. Pourriez-vous nous expliquer l’importance de ne pas ethniciser à outrance cette question ?

 

Ma position est un peu différente. Comment s’opposer à des programmes de lutte contre les discriminations ou contre le racisme ? Je pense pourtant que l’ethnicisation de problèmes sociaux n’apporte rien de bon, si ce n’est l’exacerbation des haines. A partir d’un socle commun de représentations sur ce que serait les « Roms », s’opposent ceux qui les défendent et ceux qui les rejettent. Mais tous sont convaincus qu’il faut s’occuper, quoique de façon différente, de la question rom. Pourquoi ne voir ces hommes, ces femmes et ces enfants que sous le prisme ethnique et non comme des travailleurs, des élèves, des chômeurs, des malades, des habitants ? Il ne faut pas nier d’évidentes problématiques concernant les discriminations, le racisme ou le rejet qui sont directement liées au fait d’être rom, mais je pense que de trop nombreux  programmes mis en œuvre en Europe centrale et orientale, notamment sur le logement, ont échoué à cause de cette focale ethnique : celle de vouloir loger des Roms et non des habitants comme les autres. Bien sûr, d’autres raisons (crises économiques, crispations identitaires) expliquent la montée des rejets et des racismes, mais sur les sujets qui relèvent des politiques publiques de l’emploi, de la santé, du logement ou de l’éducation, l’approche purement ethnique me laisse plus que sceptique quant à ses résultats.

 


[1] Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement

 


Samuel Delépine (Maître de conférences en géographie à l’Université d’Angers) est notamment l’auteur de l’Atlas des Tsiganes: les dessous de la question rom, publié en 2012 aux éditions Autrement.

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