Peut-on parler de victoire indépendantiste en Catalogne ? Interview de Nacima Baron et Barbara Loyer
La victoire des listes indépendantistes aux dernières élections régionales en Catalogne n’est-elle qu’une victoire symbolique ou remet-elle véritablement en cause l’unité nationale espagnole ?
La « victoire des listes indépendantistes » aux élections régionales de Catalogne, le 27 septembre 2015, n’est pas absolument évidente. En sièges, l’addition des voix apportées à la liste « Junts pel si » (l’alliance indépendantiste portée par Artur Mas) et à la CUP (la gauche radicale) offre une très courte majorité, rendant la future chambre difficilement gouvernable. En nombre de voix, au contraire, les élections font apparaître que près de 48 % des votants ont donné leur appui à ces listes, dans le cadre d’une participation certes forte, mais limitée à 77 % du corps électoral. En ce sens, plutôt qu’une radicale remise en cause de l’unité espagnole, on peut voir la Catalogne comme une région coupée en deux sur le plan des aspirations nationalistes.
Peut-on dégager un profil type des partisans de l’indépendance ?
L’aspiration à l’indépendance traverse toutes les classes sociales et se rencontre dans des formations de droite comme de gauche. Il n’existe donc pas de profil type des partisans de l’indépendance. On repère cependant la présence massive, dans les grandes manifestations relayées par les médias, au mois de septembre chaque année (la Diada, jour de la Catalogne), des représentants des classes moyennes pour qui l’expression nationaliste repose sur une frustration économique (le slogan « l’Espagne nous vole » étant largement relayé). Par ailleurs, du côté des formations politiques, l’orientation vers l’indépendantisme s’inscrit en partie dans une stratégie de pouvoir. Ainsi Artur Mas, lui-même, il y a une douzaine d’années, était nationaliste mais ne se disait pas indépendantiste.
Après la victoire de Podemos à Madrid et à Barcelone il y a quelques mois, comment expliquer la défiance d’une partie de la société espagnole envers les partis traditionnels ?
La défiance envers les partis de gouvernement (Parti populaire et Parti socialiste ouvrier espagnol) s’est nourrie de la corruption, du verrouillage du pouvoir par les deux grands partis, et plus globalement de la constitution d’un système de partisan très rigide, du niveau des municipalités aux instances provinciales, régionales et nationales. Dans ce contexte, Les Espagnols ne se sentent plus représentés par leurs élites et l’ont exprimé d’abord sur la Puerta del Sol en mai 2011 (il n’y avait pas que des jeunes dans ce mouvement), puis en créant de nouveaux partis : Union, Progrès et Démocratie (UPyD), Ciudadanos (deux formations centristes) ou Podemos (qui, localement, est entré dans des stratégies d’alliances avec les autres forces de gauche comme Izquierda Unida, les associations locales contre les expulsions, etc.)
Pensez-vous que l’échelle locale redevienne un besoin identitaire pour une partie non négligeable de la population européenne ?
Nous pensons qu’il convient de distinguer entre l’échelle locale, avec le sentiment identitaire qu’elle inspire traditionnellement (patria chica), et le développement d’un sentiment d’appartenance régionale qui a été assez largement structuré par le système des autonomies. En effet, depuis une trentaine d’années, une classe politique régionale a diffusé dans la population, en Catalogne (mais pas seulement), une série de discours sur la défense des intérêts régionaux, rendant de plus en plus difficile l’acceptation d’un principe de redistribution sur une base nationale. C’est dans ce cadre que sont apparus de véritables entrepreneurs identitaires qui s’adressent désormais à une base citoyenne largement éduquée, qui lui proposent un discours essentialiste autour de la région, de son âme, de sa culture et, en plus, du sacrifice dont celle-ci fait l’objet sur l’autel des intérêts d’un Etat lointain et impuissant face à la crise. La pulsion nationaliste est alors liée à la construction d’un récit qui remobilise l’histoire et à l’affirmation d’une personnalité politique charismatique. Enfin, bien évidemment, la volonté de capter et de maintenir au profit de la communauté locale les ressources régionales (énergétiques, agricoles, fiscales) est au coeur des enjeux de gouvernance, en Espagne comme dans d’autres pays européens saisis par la fièvre régionaliste.
Nacima Baron (Professeur de Géographie à l’Université Paris Est) et Barbara Loyer (Professeur de Géographie à l’Université Paris 8) ont récemment publié L’Espagne en crise(s). Une géopolitique au XXIe siècle aux éditions Armand Colin.
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