Hamit Bozarslan : « En Turquie, l’horizon de visibilité se réduit désormais à à peine quelques heures »

A l’approche des élections, la Turquie est secouée par des tensions politiques, économiques et interethniques qui ne sont pas sans rappeler la situation des années 1980. Directeur d’étude à l’EHESS et spécialiste de la question kurde, Hamit Bozarslan répond à nos questions sur les enjeux politiques qui se jouent actuellement entre le gouvernement et la guérilla kurde, le tout sur fond de lutte contre l’Etat Islamique.

DIYARBAKIR'IN LICE ILCESI'NDE 2 KISININ OLDURULMESI, SIRNAK'IN CIZRE ILCESI'NDE DUZENLENEN BIR YURUYUS VE BASIN ACIKLAMASI ILE PROTESTO EDILDI. ACIKLAMA SONRASI YOLDA BARIKAT KURUP KIMLIK KONTROLU YAPMAK ISTEYEN YUZU MASKELI BIR GRUP ILE POLIS ARASINDA CATISMA CIKTI. FOTO: RAMAZAN IMRAG/SIRNAK, (DHA)

Depuis quelques années, l’AKP, le parti au pouvoir, affirmait avoir réussi à engager un processus de paix avec le PKK. Comment expliquer, depuis l’entrée officielle de la Turquie dans la coalition contre Daesh, l’acharnement du gouvernement turc et du président Erdoğan à concentrer la force militaire sur la lutte contre le PKK et non contre l’Etat Islamique ?

 

Pour le président et son entourage immédiat, qui ne comprend plus les anciens compagnons de route, la mouvance kurde qui a obtenu plus de 13% des votes et empêché la présidentialisation du système politique, apparaît comme un ennemi à abattre. La logique du « processus de paix » était quelque peu étrange : pour l’AKP, désormais reconnus, les Kurdes devaient accepter de se mettre au service de la « nation », turque et sunnite, alors que pour la mouvance kurde il s’agissait d’obtenir des droits culturels, politiques, administratifs, en d’autres termes de « s’autonomiser » tout en rejetant tout séparatisme. Les deux projets étaient fondamentalement incompatibles.

 

La semaine dernière, les médias n’ont cessé de relayer la présence de mouvements populaires présentés comme spontanés attaquer les locaux du HDP dans diverses villes de Turquie. Peut-on craindre un renforcement de la polarisation entre Turcs et Kurdes ?

 

La situation est effectivement inquiétante. Il y a d’abord la carte électorale : le parti kurde HDP est majoritaire dans l’ensemble du Kurdistan, le CHP, « parti kémaliste », sur les côtes de la mer Egée et de la Méditerranée, et l’AKP domine dans l’Anatolie profonde, profondément conservatrice. La deuxième force politique de cette vaste région est le MHP, parti d’Action nationaliste, ultra-radicale. La polarisation est donc déjà un fait. Mais à cela il faut ajouter aussi le discours de guerre civile promu notamment par les médias de l’AKP : loin de se terminer, la Première Guerre mondiale dont l’objectif aurait été de démanteler l’Empire ottoman et le monde musulman continuerait de nos jours, avec les armées de croisés lancées à l’assaut de la Turquie pour la détruire. Il s’agirait donc de mener une « guerre d’indépendance décisive » contre ces ennemis de l’extérieur et ceux de l’intérieur. On entend désormais ouvertement des appels au meurtre. Les Kurdes ne sont pas les seuls concernés : les dissidents turcs sont également menacés.

 

Quelle est la position du HDP et de son principal représentant, Selahattin Demirtaş, vis-à-vis de la lutte armée menée par le PKK ?

 

Les deux partis n’ont pas le même profil sociologique, ni les mêmes modes de fonctionnement, ni les mêmes attentes. Le PKK est une organisation armée menant une guérilla, le HPD un parti légal, héritier des contestations politiques pacifistes remontant à la fin des années 1970. Il est aussi une coalition interclasses, intergénérationnel et inter-genres. Il est obligé de rendre des compte à ses électeurs. Mais les deux structurent ensemble l’espace politique kurde, l’un comme « acteur de référence », fixant les lignes rouges, l’autre comme acteur de représentation. Ils ne sont nullement réductibles l’un à l’autre, ni séparés. Demirtaş a donné des dizaines de déclaration pour que cesse les armes, en invitant le PKK à prendre l’initiative avec un cessez-le-feu unilatéral.

 

Ces événements peuvent-ils avoir des conséquences sur les résultats des élections qui auront lieu le 1ernovembre prochain ? Si oui, comment ?

 

Erdoğan vise assurément à capitaliser sur une situation de tension extrême et de violence pour s’imposer comme la seule alternative. Je ne suis pas en mesure de savoir si cette stratégie peut porter ses fruits escomptés, mais sondage après sondage on voit sa crédibilité chuter de manière notoire, les électeurs le rendant responsable de la situation actuelle, aggravée encore par les effets désastreux d’une politique étrangère et une crise économique. Il y a un fatalisme et une mélancolie collective qui se sont emparés de la Turquie. Selon tous les sondages le score de l’AKP, qui était de 40.7% en juin 2015, se situera entre 38-40% lors des élections du 1er novembre. Mais il faut garder l’esprit que l’horizon de visibilité se réduit désormais à à peine quelques heures dans le pays.

 


Hamit Bozarslan est l’auteur, en 2013, d’une Histoire de la Turquie : De l’empire à nos jours (Tallandier). Il a aussi publié en 2011 Sociologie politique du Moyen-Orient (La Découverte) et en 2009 Conflit kurde. Le brasier oublié du Moyen-Orient (Autrement).

 

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