Veaux, vaches, cochons, couvées dans la crise
La crise de l’élevage, ce n’est pas nouveau ?
Hélas non. Mais c’est d’élevage industriel dont il s’agit. L’élevage pour les produits AOC en montagne, par exemple, va très bien. Par exemple, le lait y est payé le double du prix que consentent les industriels dans l’Ouest de la France. Cette crise de l’été 2015 est un énième épisode d’une dégradation structurelle de la situation des élevages industriels. Il y a quelques années, certaines entreprises des filières avicoles bretonnes, pourtant largement subventionnées par l’UE, licenciaient à tour de bras. Aujourd’hui, on incrimine la fin des quotas pour expliquer la crise de surproduction du lait et la politique de la grande distribution pour la viande. Tout cela était prévisible, et une bonne fois pour toutes, on ne peut pas demander à la grande distribution de comprendre le rôle positif qu’elle peut jouer sur des marchés de masse. Elle rend d’ailleurs service sur certains produits locaux, mais pour l’essentiel, elle s’approvisionne là où les prix sont bas. Il faut en tirer les conclusions. Ce n’est pas un acteur du côté des agriculteurs.
Cela veut-il dire qu’il faut sacrifier l’élevage industriel en France ?
Sacrifier, peut-être, mais par respect pour les agriculteurs que la FNSEA a poussés au productivisme, engager une transition vers un autre modèle. Les maigres résultats des manifestations avec les tracteurs donnent bien le signal : ceux qui veulent jouer en France sur les marchés mondiaux sont condamnés. Il faut donc s’engager vers d’autres modèles plus sûrs et rémunérateurs. Vers une qualité qui ne soit pas acquise par des consommations aberrantes de pesticides et d’antibiotiques que les consommateurs rejettent de plus en plus, mais par des pratiques qui respectent les sols pour la céréaliculture et les animaux pour l’élevage. Les consommateurs baissent leur consommation de viande, il faut en tenir compte car la tendance est lourde, avec le vieillissement de la population, notamment. Les paysans s’étonnent : « On nous dit d’agrandir et de moderniser. On le fait et on se fait traiter de pollueurs. » Il faut leur répondre : « Avez-vous un esprit critique ? Ne voyez-vous pas que d’autres modèles marchent, que la course à la taille est suicidaire ? »
Pourquoi le modèle productiviste est si critiqué en France alors qu’en Allemagne il semble bien fonctionner ?
La France est un pays latin, qui a, comme l’Italie et l’Espagne, un lien particulier à la terre que les terroirs ont exprimé depuis que l’industrialisation a eu tendance à s’imposer dans les années 1930. L’Allemagne est un pays plus densément peuplé, le rapport à la nourriture n’y est pas le même, les consommateurs sont moins exigeants sur le lien aux producteurs, même si la qualité du bio est revendiquée plus fortement qu’en France. Comme si, en France, le lien à la terre suffisait à exprimer le sens dont ont besoin les mangeurs sur ce qu’ils ont dans leur assiette. En Allemagne, l’intégration industrielle est plus forte du fait de puissants lobbies d’industries chimiques. Mais de l’avis des géochimistes, les sols y sont en bien plus mauvais état et il n’est pas sûr que, comme pour le nucléaire, un jour, l’Allemagne ne rejette pas ce modèle.
Les géographes ont-ils une leçon à tirer de cette crise ?
Oui, il y a clairement une coupure entre la France de l’Ouest où les suicides de paysans sont les plus nombreux (selon l’Institut de veille sanitaire, un mort tous les deux jours !) et le reste du pays où les montagnes et leurs vallées ont freiné l’industrialisation et la mécanisation. Les filières de qualité existent partout, mais elles sont toujours considérées par les responsables politiques comme des niches. Alors que le recours aux importations montre qu’il y a une demande forte. La reconversion des élevages porcins pourrait être rapide car la différence de rémunération va du simple au double. Cela dit, les industriels sont en embuscade dans les régions d’élevage de qualité pour mettre la main sur les AOC qu’ils considèrent comme des leviers de première importance. Il faut veiller à ne pas leur céder cet outil. L’autre leçon avait été donnée par le vin il y a quelques années : le marché mondial demandait des vins de cépages et peu nombreux étaient les responsables disant qu’il fallait continuer sur les terroirs. Quinze ans après, on s’aperçoit que c’était le bon choix. Rien n’est impossible mais vingt ans après les repentirs d’Edgard Pisani sur l’agriculture industrielle, les mentalités dans le secteur agricole n’ont pas évolué très vite.
Gilles Fumey est professeur à l’université Paris-Sorbonne et à Sciences Po. Il a publié, notamment, une Géopolitique de l’alimentation (Ed. Sciences humaines, 2012)
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