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Lettre ouverte à Messieurs Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou, Président du Conseil d’administration et président exécutif de la Société de Géographie de Russie

Chers Présidents,

Je m’autorise à vous écrire en tant que dirigeants de l’éminente Société de Géographie de Russie, créée en 1845, homologue et partenaire depuis l’origine de la Société de Géographie, la première au monde, créée à Paris en 1821, mais aussi parce que vous êtes respectivement Président et Ministre de la Défense de ce grand pays qu’est la Fédération de Russie. Vous n’êtes pas sans savoir quelle émotion et quelle tristesse crée en France la guerre inique que vous avez entreprise en Ukraine. Elle sème la mort, pousse des millions d’hommes, de femmes, d’enfants à l’exode et entraîne la dévastation de ce pays très cher à nos cœurs. Les géographes français entretiennent depuis très longtemps des relations scientifiques et d’amitié avec leurs homologues russes et nos deux sociétés savantes sont liées par une convention active et qui a déjà porté de nombreux fruits. Je vous supplie donc d’accepter de lire les propos qui suivent.

Yves Lacoste, l’un des éminents géographes français qui a contribué à réhabiliter la géopolitique, une indispensable branche de notre discipline, a écrit en 1976 un essai qui avait fait quelque bruit en son temps : La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. C’était une manière un peu provocatrice de dire que la science géographique s’est, depuis l’Antiquité, beaucoup développée à la demande des militaires pour les besoins de leurs missions, mais en aucun cas une affirmation de l’usage exclusif de celle-ci à des fins belliqueuses. Tout au contraire, vous le savez bien, la géographie qui a connu des développements prodigieux depuis la Seconde Guerre Mondiale sert surtout à améliorer la maîtrise des sociétés humaines sur leur environnement et, en leur permettant une meilleure connaissance mutuelle, à favoriser la fraternité et à faire la paix.

Monsieur le Président exécutif, vous avez créé et dirigé avec talent de 1994 à 2012 le ministère des situations d’urgence, une fonction pour laquelle les connaissances géographiques sont indispensables. Étant devenu en 2012 le gouverneur de l’oblast de Moscou, vous avez montré que la géographie permet aussi de gérer le bon fonctionnement d’un territoire aussi complexe que celui dont la capitale est une grande métropole mondiale. En même temps, vous êtes devenu ministre de la Défense et, malheureusement vous dévoyez cette fonction indispensable à tout pays en vous lançant à l’assaut de l’Ukraine, un pays indépendant et reconnu. Vous agissez en faisant fi de toutes les règles du droit international, en premier lieu au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Chacun connaît les liens historiques puissants qui lient la Russie et l’Ukraine et l’entremêlement de vos populations, mais vos destins se sont séparés voici maintenant trois décennies, ce qui a suffi à créer en Ukraine une vraie Nation qui construit son propre modèle culturel, politique et économique, qui aspire à vivre en paix avec ses voisins dans un monde ouvert à tous les échanges possibles, y compris avec vous. Vous le savez, l’immense majorité des russophones de ce pays se sentent, se disent et se veulent des Ukrainiens. C’est une réalité culturelle et donc géographique que vous pouvez nier dans vos discours, mais pas dans votre for intérieur et que vous ne pourrez concrétiser dans la réalité géopolitique, sauf par la violence. N’avez-vous pas souvenir des horreurs perpétrées par Staline et par Hitler qui ont voulu tordre le destin des peuples en leur imposant une nouvelle identité, en les déplaçant de force hors de leur territoire légitime ? Ils étaient d’effroyables barbares, sans foi ni loi, et ils étaient en outre profondément ignorants de la géographie, lacune qui a toujours été dans l’histoire du monde une arme de destruction massive.

L’immensité de la Russie ne vous suffit-elle donc pas ? Vous-même, monsieur le Ministre, qui êtes un Touvain, né en Sibérie méridionale, à 3500km de Moscou, savez d’expérience combien il est difficile de gérer un territoire aussi vaste, surtout lorsque surviennent des catastrophes.

Comme les présidents de toutes les sociétés de géographie du monde, je vous avais convié il y a quelques semaines aux cérémonies du bicentenaire de la Société de Géographie. Vous n’avez pu venir à Paris à cette occasion, mais permettez-moi de vous raconter comment s’est achevée la cérémonie qui réunissait plus de 600 personnes dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, en présence d’un amoureux de la géographie et artisan de paix, le Prince Albert II de Monaco. Le colonel Boulanger, chef de l’orchestre de la Garde Républicaine qui accompagnait l’événement, a décidé de conclure par un morceau de musique russe qui est populaire dans le monde entier : kalinka. À la surprise du chef et de l’orchestre, l’assistance s’est mise à sourire et à frapper dans ses mains, comme on le fait en Russie. Les visages se sont éclairés et ce morceau si joyeux s’est terminé dans la liesse générale. Nous aimons votre pays dont la littérature, la musique et tous les arts ont tant apporté au monde. Nous voulons rester vos amis et, pour ce qui est de la Société que j’ai l’honneur de présider, continuer à faire ensemble de la bonne géographie, en vraie complicité et au service de la paix . De grâce, écoutez la voix de la sagesse, celle de la géographie, retirez-vous d’Ukraine et revenez dans le concert des Nations !

 

Jean-Robert Pitte,

Président de la Société de Géographie
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques

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