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Gentrification et inégalités, l’autre visage du Grand Paris Express. Entretien avec Anne Clerval.

Depuis plus de quinze ans désormais, le Grand Paris Express a été présenté comme le projet urbanistique capable de donner une nouvelle dimension à la métropole francilienne. Pourtant, face à l’optimisme des discours officiels, des voix se sont élevées pour alerter sur les conséquences d’une opération pharaonique pas si inclusive que cela. Dans son dernier ouvrage Les Naufragés du Grand Paris Express (La Découverte, 2024) co-écrit avec la journaliste Laura Wojcik, la géographe Anne Clerval dissèque les transformations politiques et sociales aujourd’hui à l’œuvre dans nombre de communes franciliennes. Alors que les Jeux Olympiques, pierre angulaire du GPE, approchent à grand pas, plongée dans l’autre réalité d’un projet indispensable pour les uns, profondément inégalitaire pour d’autres.

 

 

Vous venez de publier l’ouvrage Les Naufragés du Grand Paris Express (La Découverte, 2024) qui se penche sur les conséquences géographiques et sociales de ce gigantesque projet d’aménagement urbain. Quelle est la genèse de cette recherche ?

 

C’est la journaliste Laura Wojcik, co-autrice du livre, qui est l’origine de cette recherche. Elle a commencé à enquêter en 2018 sur les personnes expulsées ou expropriées de leur logement en lien avec le chantier du Grand Paris Express. Elle avait travaillé dans le quartier Pleyel à Saint-Denis et été témoin des premières transformations liées au chantier du futur hub du Grand Paris Express. Elle m’a contactée en novembre 2018 pour un entretien et nous avons décidé de continuer le travail ensemble. Son enquête rejoignait en effet mon intérêt pour deux thématiques de recherche : le déplacement des classes populaires à cause de la gentrification d’une part, et les politiques de gentrification d’autre part. Sur cette dernière thématique, j’ai d’ailleurs coordonné récemment un dossier dans la revue Métropoles avec mon collègue bruxellois, Mathieu Van Criekingen [1].

 

Le projet du Grand Paris Express a longtemps été présenté comme un strict projet d’aménagement régional. Vous montrez toutefois que ses ambitions dépassent largement le cadre francilien. Quelles vocations internationales poursuit le GPE ?

 

Le projet du Grand Paris est venu du sommet de l’État en 2007 et a donné lieu à une loi dédiée en 2010. Le coût de cet immense projet d’aménagement dépasse les 40 milliards d’euros. La justification politique d’un tel projet ne peut se limiter à une échelle régionale. De fait, les ambitions du Grand Paris Express sont à la fois nationales et internationales : en rupture avec des décennies d’aménagement du territoire qui ont cherché (avec des résultats mitigés) à rééquilibrer les emplois et les richesses sur le territoire français, notamment entre Paris et les métropoles régionales, il s’agit cette fois de renforcer la métropole parisienne dans la concurrence intermétropolitaine au niveau international (en particulier avec Londres) pour en faire un moteur de croissance pour tout le pays, en suivant un postulat un peu daté de ruissellement.

Ce nouveau réseau de transport à l’ampleur inédite (quatre nouvelles lignes, sans compter le prolongement de celles qui existent déjà, 200 km de lignes et 68 nouvelles gares) vise à accroître l’efficacité économique du Grand Paris en reliant les aéroports et les pôles d’emploi et de recherche (en particulier le plateau de Saclay, premier technopôle ou cluster français, qui fait d’ailleurs l’objet d’une opération d’intérêt national pour favoriser son développement). Il s’agit aussi d’un projet de marketing urbain de grande ampleur (qui se traduit par une importante mise en scène de la construction du nouveau métro et la construction systématique de nouvelles gares se voulant attractives) afin de placer symboliquement Paris parmi les métropoles qui se renouvellent et d’attirer ainsi de nouveaux investissements. L’organisation des JO 2024 fait évidemment partie de ce dispositif de marketing urbain.

 

Vous vous penchez sur la cohorte d’effets induits par ces projets d’aménagement et de renouvellement urbains, notamment sur le creusement des inégalités sociales. Comment se manifestent-elles ?

 

Dans ce livre, nous nous concentrons sur la question des expulsions, expropriations et relogements induits par le projet du Grand Paris Express. Ils sont soit directs soit indirects. De petits propriétaires sont expropriés parce que le chantier des nouvelles gares impose la démolition de leur maison ou de leur immeuble. Cela concerne aussi de petits commerçants ou des locataires du parc social dont la barre est démolie pour les mêmes raisons.

D’autres expulsions / relogements sont indirects : des bailleurs sociaux profitent de l’arrivée prochaine d’une nouvelle gare pour déconventionner ou vendre la partie de leur parc la mieux située, imposant un surloyer insoutenable pour les locataires. Des mal-logés exploités pendant des années par des marchands de sommeil sont expulsés précipitamment sans solution de relogement pérenne du fait de l’accélération des transformations urbaines d’un quartier et de la perspective de profits immobiliers pour les propriétaires. Et plus important encore en termes d’ampleur, de nombreux maires se servent de l’ANRU [2] pour lancer des projets de rénovation urbaine des grands ensembles de logements sociaux situés à proximité des futures gares. Grâce à l’ANRU, ils peuvent prévoir la démolition d’une partie du parc social, sa reconstruction ailleurs, et la création d’un parc privé, opportunément situé à côté de la future gare. Tout cela accroît les tensions sur le parc social, déjà saturé et incapable de faire face à l’accroissement de la demande.

Ces expulsions, expropriations et relogements ne se passent généralement pas bien : les procédures sont longues, les personnes concernées s’estiment mal informées, mal prises en compte et, surtout, mal indemnisées ou relogées. Nombreuses sont celles qui quittent un logement et un quartier où elles ont passé une grande partie de leur vie et cela est tout sauf anodin. Certaines voient leur santé détériorée, plusieurs personnes âgées sont décédées pendant les procédures. Certaines personnes décident de se battre individuellement et collectivement, pour contester cette dépossession : certaines obtiennent la prise en charge par le  bailleur du surloyer lié à leur relogement, d’autres une meilleure indemnisation pour leur bien – qui représente bien souvent l’économie de toute une vie. Toutes retirent de cette expérience un fort sentiment d’injustice et considèrent que le nouveau métro n’est pas pour elles.

 

Vous abordez en profondeur la question de la construction des nouvelles gares de transport et des expulsions/relogements qui en découlent. Cette gentrification à bas bruit est-elle un objectif assumé par les acteurs publics comme privés en charge de ces plans d’aménagement ou ne représente-t-elle qu’une conséquence fortuite et imprévue ?

 

La gentrification n’est jamais ouvertement mise en avant comme un objectif par les acteurs publics et privés. Et s’il est difficile de statuer sur l’intentionnalité des acteurs, on ne peut pas dire pour autant que la gentrification serait un accident. Toute la programmation urbaine des nouveaux quartiers de gare comme les projets ANRU qui les jouxtent montrent, à quelques exceptions près, la part belle faite aux bureaux, aux logements privés neufs en accession et une part variable de logements sociaux. Même quand elle atteint 25 % dans la programmation, cette part est souvent inférieure à celle de la commune et contribue donc à réduire le poids des logements sociaux dans l’ensemble du parc. Cela est souvent un objectif explicite des contrats de développement territorial qui encadrent la programmation des nouveaux quartiers de gare. La nature même des logements sociaux créés n’est presque jamais précisée mais on peut supposer – en se fondant sur leur part dans les créations récentes – que les logements très sociaux y seront peu nombreux. Ce sont pourtant les logements qui correspondent aux plafonds de revenus de près des trois quarts des demandeurs en Île-de-France. Et, il faut souligner que les logements sociaux neufs ont des loyers plus chers que les logements sociaux construits dans les années 1960-1970 et que l’on démolit. Non seulement, on ne fait pas assez de logements sociaux, mais leurs loyers augmentent et même les logements très sociaux sont trop chers pour une partie des demandeurs, dans un contexte de paupérisation croissante.

Dans certains quartiers populaires de Seine-Saint-Denis, les prix du sol étaient inférieurs à ce à quoi l’on pourrait s’attendre étant donné la proximité de Paris. Cela leur confère un fort potentiel de gentrification du fait du rent gap (différentiel de rente foncière entre l’occupation actuelle et l’occupation future en cas de transformation d’une parcelle ou, mieux, d’un quartier entier). Ce que les dynamiques du marché immobilier ont pu accomplir sans soutien déterminant des acteurs publics à Paris et de façon sporadique dans certaines communes limitrophes, des freins importants l’empêchait dans des quartiers comme Saint-Denis Pleyel, du fait de l’ampleur des transformations à réaliser, de la mauvaise image de ces quartiers et de leur faible accessibilité. Tout cela comportait trop de risque pour les investisseurs immobiliers. Le projet du Grand Paris Express est un investissement public majeur qui permet de lever les freins à l’accumulation de la rente foncière et immobilière dans ces quartiers jusqu’ici peu valorisés. De ce point de vue, on peut y voir une politique de gentrification planifiée, même si les acteurs publics ne le disent pas avec ses mots. Ils mobilisent plus volontiers l’argument de la mixité sociale. Dans ce livre, nous montrons que la « mixité sociale » est le plus souvent utilisée pour favoriser l’installation de ménages plus aisés dans les banlieues populaires et pour limiter le logement très social dont ont pourtant besoin une grande majorité des 783 000 demandeurs de logements sociaux en Île-de-France.

 

Quelle méthodologie avez-vous convoquée pour mener cette recherche ?

 

Cet ouvrage est fondé sur un travail conjoint entre une journaliste et une chercheuse, il utilise des méthodologies mixtes. La principale a été l’enquête de terrain, avec plus d’une quarantaine d’entretiens dans neufs futurs quartiers de gare (principalement en Seine-Saint-Denis, mais aussi à Gennevilliers et L’Haÿ-les-Roses). Ces entretiens ont donné lieu à un suivi et à des entretiens téléphoniques complémentaires pendant les cinq ans de l’enquête afin de connaître le devenir des personnes rencontrées. À cela s’ajoute un travail documentaire, notamment sur les documents d’urbanisme (CDT, conventions ANRU, SRHH), discours publics au sommet de l’État comme de la part des maires (dont certains ou leurs adjoints ont aussi été rencontrés dans le cadre de l’enquête de terrain) et articles de presse pour analyser les projets urbains des futurs quartiers de gare.

Ce livre offre aussi une synthèse de la littérature scientifique sur la genèse du projet du Grand Paris, qu’il s’agisse de son volet politique, la Métropole du Grand Paris, ou de son volet urbanistique et économique, le Grand Paris Express et les aménagements urbains qui vont avec. Il vise à expliquer le plus clairement possible les enjeux de ces deux volets et de les rendre accessibles au plus grand nombre.

 

Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, vous vous demandez si un autre Grand Paris est possible. Est-il aujourd’hui possible de résorber ces inégalités ? Existe-t-il des initiatives pour promouvoir un modèle plus juste de développement urbain ?

 

Dans l’épilogue, nous nous autorisons une parole plus libre qui affronte directement la question politique d’un Grand Paris alternatif. Nous rappelons notamment qu’historiquement, le Grand Paris était une idée de gauche afin de promouvoir la redistribution fiscale et des services publics (notamment de logement) dans l’agglomération. Nous montrons aussi les obstacles actuels à la formulation d’un projet progressiste de Grand Paris et revenons sur l’idée de droit à la ville, qui a connu de multiples interprétations, parfois opposées, depuis sa formulation en 1968 par Henri Lefebvre.

En particulier, nous mettons en avant les conditions nécessaires pour résorber les inégalités socio-spatiales dans une grande ville comme Paris. Cela consiste à interroger les contraintes que font peser à la fois la production capitaliste de la ville et l’État sur leur possible remise en cause.

Aujourd’hui, de nombreuses propositions existent pour favoriser la justice sociale dans les politiques urbaines : encadrement des loyers, séparation du foncier et de l’immobilier dans les nouvelles constructions, accroissement de la maîtrise publique du foncier, relance de la construction de logements sociaux, interdiction de la spéculation immobilière à travers les plateformes de location à court ou moyen terme… Nous essayons de montrer à quelles conditions ces propositions peuvent remettre en cause les inégalités urbaines.

 

 


Les naufragés du Grand Paris Express

Anne Clerval, Laura Wojcik

Editions La Découverte, 2024

ISBN : 9782355222252
Nb de pages : 256
Dimensions : 14* 20,5 cm
ISBN numérique : 9782355222269

 

 


[1] Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen (dir.), « Politiques de gentrification », Métropoles, 31, 2022, https://journals.openedition.org/metropoles/8864.

[2] Agence nationale pour la rénovation urbaine.

 

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