Elections aux Philippines : « La géopolitique et l’économie vont être les enjeux principaux du scrutin » (Yves Boquet)

 

Le 9 mai prochain, les Philippins sont appelés aux urnes pour élire le successeur de l’actuel président Benigno Aquino III. Pourriez-vous nous présenter les enjeux soulevés par ce scrutin ?

 

La géopolitique et l’économie vont sans nul doute être les enjeux principaux du scrutin. La géopolitique s’exprime d’abord à l’échelle nationale avec la question musulmane à Mindanao et le processus de paix au point mort : l’accord qui devait déboucher sur une « Bangsamoro Basic Law » a été rejeté tant du côté du sénat philippin que par de nombreux militants musulmans, refus renforcé à la suite de plusieurs graves incidents qui ont accru la méfiance entre les musulmans et le gouvernement philippin actuel. Si le maire de Davao Rodrigo Duterte est élu, il pourrait apporter des contributions innovantes à la question puisqu’il est de Mindanao.

Elle s’exprime aussi à l’échelle internationale avec la question des îlots en mer de Chine du Sud [ces îlots font l’objet de revendications territoriales de la part des pays limitrophes]. On attend d’une semaine à l’autre le verdict des juges de la Cour Internationale saisie par les Philippines, même si la Chine a indiqué qu’elle n’accordait aucun intérêt à cette décision juridique. Reste à savoir si les Philippines pourront bénéficier du soutien occidental en cas d’aggravation des relations, ou si le futur président philippin tentera une nouvelle approche dans ses relations avec Pékin.

Concernant les enjeux économiques, les statistiques sont bonnes mais une part importante de Philippins est au chômage. Il y a croissance sans développement, et aggravation des inégalités, ce qui peut expliquer le succès dans les sondages de Duterte, qui se présente comme le candidat du peuple et des provinces face aux dynasties politiques de Manille.

 

 

Dans votre récent ouvrage L’avenir des Philippines : Un archipel dans la mondialisation, vous n’hésitez pas à qualifier la République philippine de « système politique corrompu ». A-t-on pu constater ces derniers temps une réelle volonté de lutte contre la corruption et la criminalité ? 

 

Tous les candidats, et le président actuel Aquino promettent d’éliminer la corruption. Duterte menace de jeter en prison tous les politiciens corrompus. Binay se défend de toute corruption dans sa gestion de Makati. Miriam Santiago est une des rares au Sénat (avec le fils Marcos) à avoir refusé les soutiens financiers du président Aquino en échange d’un vote de destitution du président de la cour suprême. Ce sont finalement beaucoup de discours vertueux qui se heurtent à la réalité.

L’image de la majorité des politiciens est « tous riches, tous corrompus ». Quant à la criminalité, le discours musclé de Duterte plaît et inquiète. Il plaît car il projette une image de leader énergique. Il inquiète car se vanter d’avoir exécuté de sa propre main des dizaines de criminels en dehors de tout processus légal n’est pas de bon augure pour le respect des droits de l’homme. Lors du troisième débat, Duterte a affirmé qu’il n’hésiterait pas à exécuter lui-même ses propres enfants s’ils étaient pris dans du trafic de drogue. Les autres candidats ont peu parlé de criminalité. Duterte se démarque nettement des autres par ce discours de fermeté, loi et ordre.

 

Une autre question politique centrale aux Philippines concerne la répartition des terres. Pensez-vous qu’une  profonde réforme agraire est envisageable dans la société philippine actuelle ?

 

La réforme agraire est un vieux serpent de mer depuis la colonisation américaine, mais comme ceux qui ont le pouvoir d’en décider sont eux-mêmes souvent de grands propriétaires terriens, les Aquino en premier, on voit mal comment la redistribution des terres se ferait bien. Il y a d’ailleurs actuellement un mouvement de rachat de terres distribuées par les grands propriétaires, assorti  de harcèlement des bénéficiaires modestes de la réforme agraire, par des milices privées protégées par les puissants politiciens locaux.

 

Le BPO (business process outsourcing) est-il une voie d’avenir pour le développement économique ou seulement un élément  mineur risquant de  faire délaisser les questions majeures, dans le domaine industriel notamment ? 

 

Le secteur BPO [l’externalisation d’une partie de l’activité d’une entreprise vers un prestataire extérieur] continue à être un moteur puissant de l’économie, davantage que l’industrie manufacturière, mais comme je l’indique dans mon livre, les emplois sont précaires et les conditions de travail difficiles, même si elles sont tout de même moins pénibles que celles du travail dans la boue des rizières par 40° de température. La croissance rapide de ces dernières années dans ce secteur assez étroit n’est pas soutenable sur le long terme.

 

Quel est le poids des Etats Unis, ancienne puissance colonisatrice, dans l’économie philippine et spécialement dans la balance commerciale ?

 

En 2014, les États-Unis étaient le troisième partenaire commercial des Philippines derrière le Japon et la Chine, devant Singapour et la Corée – qui est d’ailleurs pour les Philippines le principal pays pourvoyeur de touristes. Il n’y a pas de dépendance excessive envers l’oncle Sam, à la différence du Mexique. Les entreprises industrielles qui investissent aux Philippines sont japonaises, coréennes et européennes (Philips, Nestlé..). Il n’y a donc pas de dépendance extrême envers les capitaux américains, même si l’on ne saurait les négliger : des firmes comme McDonalds ou Pizza Hut sont bien là, même si des enseignes comme Walmart et Carrefour n’ont pas réussi à s’implanter.

 

Dans ce pays fortement exposé aux risques environnementaux existe-t-il, tant dans la société civile que dans le milieu politique, des organisations se  réclamant de l’écologie et quelle est leur influence ?

 

Le pays est actif dans la diffusion des associations, et certaines d’entre elle sont tournées vers les questions écologiques. Le changement climatique semble être le souci principal, même si la pollution de l’air demeure catastrophique à Manille.

Dans le personnel politique, la sénatrice Loren Legarda est connue pour son intérêt pour les questions environnementales. Mais les questions d’environnement n’ont guère été évoquées durant la campagne présidentielle. Comme partout, ce sont les plus pauvres qui sont les plus exposées (pêcheurs dans les régions littorales, habitants des bidonvilles à Manille). Après avoir signé les accords de Paris, le président Aquino a donné son accord pour une grosse centrale au charbon. Sans commentaire !  Il y a dans le Nord du pays le plus grand champ d’éoliennes d’Asie du Sud-Est, mais son importance est encore négligeable dans le bilan énergétique.

 

Comment le discours social du pape François, tel qu’exprimé dans « Evangelii  Gaudium » et « Laudato Si’ », a-t-il été perçu dans un pays dont vous soulignez la forte attache catholique ?

 

Le pape a été accueilli comme une rock star dans un pays où la foi catholique s’exprime ouvertement. Mais si son discours environnemental a été chaleureusement accueilli par les chroniqueurs de la presse quotidienne, je n’ai pas l’impression qu’il soit passé auprès de la population, par manque d’information je pense. Le discours social est masqué par le caractère conservateur sur le plan moral de l’épiscopat philippin. Cependant, on sait que l’Église Catholique a joué un rôle important dans le renversement de Marcos et beaucoup de prêtres de base sont activement engagés auprès des paysans engagés dans le combat sur la terre. Un peu comme au Brésil…

 


Yves Boquet est Professeur de géographie à l’université Bourgogne France-Comté. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’archipel philippin dont le dernier L’avenir des Philippines : un archipel dans la mondialisation vient de paraître Editions universitaires de Dijon.

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